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Le cri de la salade

A la demande de mes ami(e)s, je me lance à partager quelques variations épistolaires.

Un homme seul - partie 10

Pendant que je m'installe sur un tabouret de bar translucide, l'homme de ma soirée débouche une bouteille et verse dans un grand verre à pied, un liquide rouge clair dans lequel s'affolent des bulles. Puis, il me tend le verre tout en m'annonçant que je vais boire un pétillant de fraises. Devant mon air surpris, il m'explique que ce dernier est obtenu de la macération de fraises fraîchement cueillies en pleine maturité. Ce vin n'est pas originaire de la région, mais mon cuisinier d'un soir a décidé de me faire goûter des saveurs d'autres horizons, par opposition à notre dîner précédent où nous avons tous les deux eu le plaisir de déguster la cuisine périgourdine de la femme de mon vieil ami.

Il remplit son verre et nous trinquons à notre rencontre et aux plaisirs partagés, plaisirs culinaires, bien entendu ! À la première gorgée, je m'arrête surprise, c'est effectivement doux et délicieux. Il m'a déjà cernée, j'aime le sucre et la douceur. Et ce petit goût de fraise prononcé, j'adore. Il repose son verre et récupère dans son réfrigérateur les premières préparations pour sa recette de lotte exotique au curry. Il s'y est attelé avant de venir me chercher afin de gagner un peu de temps, ne voulant pas m'obliger à prolonger la soirée plus tard que je ne le souhaite. En attendant que ce soit cuit, il me propose de petits toasts sur lesquels il a étendu des tartinades de différentes saveurs. Il m'énonce les parfums qui sont somme toute assez courants, comme la tapenade ou les rillettes de thon, je suis plus surprise par la tartinade de mogette. Si bien entendu je sais qu'en venant en Vendée je dois presque obligatoirement manger de la mogette, j'ai plutôt l'habitude de la consommer en accompagnement d'une viande, comme un vrai jambon cuit. Mais ce soir j'apprends qu'il est possible de l'apprécier d'une autre façon. Décidément, ce petit séjour vendéen aura été riche de découvertes agréables.

Il est impressionnant d'efficacité depuis qu'il a enfilé son tablier de pro. Il a aiguisé son couteau en un geste parfaitement exécuté et je me réjouis de n'être pas face à un tueur sanguinaire, car la lame semble bien tranchante. Il pare sa lotte et la précuit quelques minutes avant de la réserver au chaud dans le four et il réalise la sauce dans laquelle la lotte va terminer de cuire. Je le regarde procéder, admirative, mon verre à la main. Il sait tout faire, cet homme. Il se retourne pour me parler et s'arrête aussitôt. Que se passe-t-il ? Il s'inquiète de me trouver si attentive. C'est parce qu'en bonne élève, je tente de me souvenir de ce qu'il fait dans l'espoir qu'un jour, moi aussi je pourrais cuisiner de ce poisson si fin et délicat. Je vous apprendrais, me promet-il. Au fond de moi, je me dis que cela va être bien compliqué, je suis du genre allergique à la cuisine.

Pendant que son plat mijote tranquillement ainsi qu'un riz parfumé pour l'accompagner, il me rejoint de l'autre côté du comptoir et s'assied près de moi. Je frissonne, il le remarque et s'inquiète que je puisse avoir froid. Non, non, je n'ai pas froid, je ne sais pas, un léger courant d'air, peut-être, mais ça va bien sinon. Reprenons notre conversation, vous me disiez ? Je ne vous disais rien, me répond-il, c'est vous qui deviez me parler de vous. Ah ! Oui, c'est qu'il n'y a pas grand-chose à dire, petite vie, petites habitudes, petits déplacements... Petits amis ? Il m'interroge encore. Je crois que votre riz est cuit, ouf, merci le riz de détourner la conversation pour moi. Il me regarde, pas dupe de l'entourloupe que je tente de lui jouer, toutefois je le remercie intérieurement de ne pas revenir sur le sujet.

Il remplit une assiette blanche de son riz parfumé coloré de safran et dépose à côté, la lotte et sa sauce sucrée salée. C'est beau et déjà, rien qu'à l'odeur, je sais que c'est bon. Il fait de même avec son assiette et revient s'assoir près de moi. Un nouveau frisson me secoue. Ah ! Mais c'est agaçant, je n'ai pourtant pas froid ce soir. Un soupçon de fatigue, probablement.

Je le vois qui me regarde pendant que je plonge ma fourchette dans le contenu de mon assiette et que je la porte à ma bouche. Je m'arrête en vol, rien que pour le taquiner, il est suspendu, non pas à mes lèvres, mais à ma fourchette. Je fais mine de la reposer et il s'inquiète de savoir si tout va bien. Je lui avoue qu'en vilaine fille, je l'embête. Il fronce les sourcils, ses rides du lion lui donnent un air sévère. Ça y est, je vais me faire gourmander ! Voilà, je goûte, ne vous fâchez pas. La lotte entre dans ma bouche qui se referme sur la fourchette afin de garder son contenu et tout doucement la fourchette ressort. Ma bouche s'emplit de la chaleur du plat. Mes papilles gustatives se réveillent, je découvre qu'elles existent en grand nombre et qu'elles s'expriment toutes en cœur, devant ce poisson qui fond et moi avec. Je suis en extase, au paradis, c'est féérique ! Je lui avoue, sa cuisine est divine, quand il veut il me réalise d'autres plats. Il est soulagé et se permet enfin de manger lui aussi. Je plonge de nouveau dans mon assiette à l'aide de ma fourchette, je me dis que cette fois je suis habituée, mais je découvre encore des saveurs à ce plat. La multitude d'épices employées se livre à chaque bouchée. Cet homme n'est pas un homme, ni même un demi-dieu comme je l'avais imaginé plus tôt dans la soirée, non, il est le diable, il n'y a qu'un démon pour me faire ressentir de telles sensations, rien qu'en mangeant.

J'avoue avoir fortement diminué le nombre de mots qui franchissent ma bouche, il ne m'est pas possible de profiter pleinement de mon assiette si je joue la pipelette. Je crois que cela l'amuse plus que cela ne le dérange et j'en suis fort aise. Lorsque la dernière bouchée disparait dans ma bouche, je suis comblée.

Il débarrasse nos assiettes qu'il dépose dans l'évier, pour plus tard, me confie-t-il et me propose de m'installer dans le canapé ou le fauteuil, comme je le souhaite. Il s'occupe du dessert pendant que je me détends tranquillement. S'il n'y avait que moi, mes chaussures auraient déjà quitté mes pieds et c'est allongée que je me retrouverais dans le canapé. La soirée est vraiment merveilleuse, il ne me manque plus grand-chose pour être comblée, à part peut-être, lui qui serait plus près de moi, tout près de moi. Peut-être même que je poserais ma tête sur ses cuisses et qu'il passerait sa main dans mes cheveux... Je sursaute, il me parle et je n'écoute pas. Confuse, je lui dis que je n'ai pas bien entendu, l'âge aidant, je deviens un peu plus sourde chaque jour. Surtout que j'ai dépassé le couvre-feu de la maison de retraite depuis plusieurs heures déjà, se moque-t-il gentiment. Je rentre dans son jeu et je confirme, c'est tout à fait ça et le surveillant d'étage va me mettre la fessée à mon retour. Il revient vers moi avec un sourire charmant, une assiette dans chaque main. Le dessert est composé de morceaux de mangue parsemés de quelques fraises à côté desquels est placée une petite fourchette à trois dents. C'est simple, c'est exactement ce qu'il me fallait pour terminer ce repas délicieux. Mon hôte met les assiettes sur la table basse et s'installe face à moi, dans le fauteuil. Il pose les bras sur les accoudoirs et reste à me regarder un moment. Que se passe-t-il ? J'ai une tâche sur ma chemise ? Un cil sur la joue ? Un bouton sur le nez ? Non, non, rien de tout cela, je vous rassure, j'apprécie avoir de la compagnie ce soir, surtout la vôtre, n'hésitez pas à vous mettre à l'aise, si vous souhaitez vous déchausser, par exemple. Je refuse poliment, pourtant c'est exactement ce que je m'imaginais faire il y a tout juste quelques minutes. Prenez votre dessert, vous voulez que je vous prépare un café pour la suite, me propose-t-il. Je refuse, il n'est plus temps de ce genre de boisson, une camomille éventuellement, pour rebondir sur la maison de retraite de tout à l'heure. Il fait mine de se lever pour me préparer ma petite tisane reposante, mais je l'arrête vite en lui disant que je plaisantais. Ah bon ? s'étonne-t-il. Il est encore pris en flagrant délit de se moquer de moi. On éclate de rire en même temps, puis on attaque notre petite assiette de fruits.

La soirée pourrait durer éternellement, je crois que plus rien n'existe d'important. Je suis simplement bien, la conversation est intéressante et passe d'un sujet à l'autre, au gré de nos envies successives. Dans un coin de mon cerveau, la raison tente de battre le rappel de ses troupes, il serait bien temps d'aller se coucher sagement, car demain a lieu la dernière journée de formation et surtout, le trajet du retour. Mais la raison n'est pas assez forte pour s'opposer à mon bien-être aussi je me laisse porter. Malgré moi, un bâillement finit par survenir et mon compagnon de soirée regarde sa montre. Il est plus de deux heures ! Ni lui ni moi n'avons pris conscience du temps qui venait de s'écouler, mais il ne serait vraiment pas prudent de poursuivre encore pour moi qui doit prendre la route qui me ramènera chez moi.

Je crois que nous sommes dans le même regret de devoir revenir à la réalité. Il me redonne mon manteau et nous quittons la maison pour reprendre la voiture. Toujours cette même galanterie qui le pousse à m'ouvrir la porte. La route du retour est silencieuse, je n'ai pas envie que cette soirée se termine, sa compagnie me manque déjà, bien qu'il soit encore près de moi. Il tente quelques plaisanteries, je m'en amuse un peu, mais nous sommes dans la séparation.

Arrivés à l'hôtel, il m'accompagne de nouveau à ma porte de chambre et nous restons à nous regarder un moment. Puis il prend ma main, mon cœur s'affole, fait un bruit qui va réveiller les autres clients, menace de sortir de ma poitrine. Mon souffle s'accélère. Il me dit qu'il a passé une soirée vraiment très agréable et que c'est à regret qu'il doit me quitter maintenant. Mais le doit-il ? Je n'ai pas vraiment le temps de me poser la question, son visage s'approche du mien et il dépose un baiser léger sur mes lèvres. Mon ventre se serre, des émotions contradictoires se bousculent. Il se recule pour me regarder, puis lâche ma main qu'il tenait encore et fait demi-tour pour repartir dans l'ascenseur. Je reste sur le seuil de ma chambre, immobile, cherchant encore à comprendre ce qui vient de se passer. Ma main remonte vers mon visage, je touche ma lèvre pour vérifier s'il me reste une parcelle de ce qui vient de m'arriver. J'ai rêvé, sans doute. La chaleur de son baiser s'est déjà évanouie, il ne m'en reste que le doux souvenir. La lumière du couloir s'éteint ce qui a pour effet de me réveiller. Le détecteur de mouvement réagit lorsque je bouge enfin pour prendre ma clé, je rentre dans ma chambre, laisse tomber mon manteau à terre et me jette sur mon lit, toute habillée. L'émotion des derniers instants et la fatigue me tombent dessus, je ne lutte même pas, je m'endors toute habillée, les chaussures à peine enlevées.

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